25 décembre 2007, Le Monde

Nicole Vulser
Article paru dans l'édition du Monde
datée du 25/12/2007.

La stratégie de Marin Karmitz
face aux mutations du cinéma



R
arement les lignes de fracture ont été aussi tranchées dans le cinéma. 2007 fut l'année des balbutiements du numérique en salles, des spectaculaires recompositions d'alliances dans le domaine des "cartes illimitées", des problèmes de concurrence aigus entre salles municipales et circuits privés.


Au coeur de ces enjeux souvent très conflictuels, Marin Karmitz - âgé de 69 ans -, PDG du groupe indépendant MK2, à la fois producteur et distributeur de films exigeants, infatigable éditeur de DVD et créateur d'un réseau d'une soixantaine de salles parisiennes qui s'étoffe depuis trente-cinq ans. Ce succès ne va pas sans irritations. L'homme sort de sa réserve habituelle. Dans son bureau parisien, où trônent sur les murs des photographies de Christian Boltanski et son portrait signé par Gérard Fromanger, Marin Karmitz défend ses opinions, tranchées, sur ces questions d'actualité.

"La question essentielle est de savoir quelle politique culturelle nous voulons pour la France", affirme cet homme d'affaires né à Bucarest, persuadé que rien n'a vraiment changé depuis "la situation laissée par Jack Lang au début des années 1990". Mais alors que les moyens des pouvoirs publics s'amenuisent, il déplore "qu'à aucun moment personne n'ait dressé la moindre évaluation des aides versées par l'Etat, les municipalités ou les régions en fonction d'objectifs qui, malgré la révolution numérique, n'ont pas évolué. Or les contradictions ainsi engendrées sont devenues ingérables, et risquent de déboucher sur des conséquences désastreuses".

Marin Karmitz pointe les déconvenues essuyées au cours de l'année, qui, selon lui, justifient ses changements d'alliance au sein de la profession. La Ville de Paris, explique-t-il, a décidé avec le promoteur immobilier Apsys de détruire le multiplexe Beaugrenelle - que MK2 exploitait depuis trente ans - pour en construire un autre. Or, le promoteur a non seulement écarté MK2 au profit de Pathé pour sa reconstruction, mais il a confié un autre projet à Pathé - un multiplexe de 16 salles, sur un terrain détenu par l'Etat, porte de La Villette, à Paris. Exaspéré par ce qu'il considérait comme une double trahison, Marin Karmitz a renoncé à son alliance avec Pathé au sein de la "carte illimitée" Le Pass pour rejoindre, cet automne, l'offre concurrente d'UGC.

Auteurs, réalisateurs et producteurs se sont déchaînés pour fustiger "l'opacité" de ces cartes qui permettent à leurs détenteurs de fréquenter un circuit de salles autant de fois qu'ils le veulent après avoir payé un forfait mensuel. Une partie de la profession redoute une fragilisation des salles indépendantes. La commission d'agrément de ces formules d'accès au cinéma avait donné un avis favorable à l'alliance MK2-UGC, mais avait émis des craintes devant la dépendance accrue, sur Paris, des distributeurs de films d'auteur vis-à-vis des nouveaux partenaires, MK2 et UGC. Aussi, prudent, le Centre national de la cinématographie (CNC) n'a accordé à MK2 que pour dix-huit mois l'autorisation d'exploitation de sa nouvelle "carte illimitée" au lieu des quatre ans légaux.

Marin Karmitz va déposer un recours contentieux contre cette décision. "Le CNC m'a mis en liberté surveillée, estime le producteur, alors que l'Etat et la Ville de Paris avaient affirmé qu'il s'agissait d'une affaire entre groupes privés. Le système bureaucratique qui régit actuellement le cinéma ne concourt ni au dynamisme d'une entreprise ni à la satisfaction des spectateurs."

Autre sujet de polémique : la concurrence entre circuits privés et salles subventionnées. Marin Karmitz, comme Guy Verrechia, le PDG d'UGC, a porté devant la justice un différend avec une salle municipale. UGC a déposé quatre recours. MK2 n'en est qu'à son premier, devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, contre le projet d'extension de trois à six salles du cinéma d'art et essai le Méliès, subventionné par la mairie de Montreuil-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Des dizaines de cinéastes, dont bon nombre avaient travaillé avec Marin Karmitz, ont pris fait et cause pour le cinéma municipal.

"Les trois salles initiales de Montreuil ne posent pas de problème, affirme le PDG de MK2. En revanche, le passage à six salles municipales, dans un centre commercial, ne se justifie pas, car Montreuil n'est pas sous-équipé." Le producteur juge déloyale la concurrence de la mairie, qui finance entièrement ces salles et propose des tickets d'entrée à très bas prix avec une programmation proche de la sienne. "La moitié des séances du Méliès offrent les mêmes films que ceux du MK2 Nation ou du MK2 Gambetta, situés à cinq minutes des salles de Montreuil." Le bras de fer entre Marin Karmitz et le maire de Montreuil, Jean-Pierre Brard (PC), se poursuit. Pour l'élu, "l'existence de salles de proximité en banlieue justifie un soutien public".

Reste le passage des salles au numérique. Marin Karmitz estime cette mutation inéluctable. Mais l'ouverture de 14 salles, forcément numériques, situées entre Paris et Aubervilliers a du plomb dans l'aile. Marin Karmitz, pourtant choisi comme exploitant sur ce site, vient de "renoncer à investir 30 millions dans un projet dont (il) n'aurait pas eu la maîtrise architecturale". Il préfère se concentrer sur ses autres métiers. En 2007, il a mis en chantier une quinzaine de films en production, dont ceux d'Olivier Assayas et d'Abbas Kiarostami, édité une soixantaine de films en DVD et lancé une plateforme de vidéo à la demande de plus de 900 titres.