27 février 2008, Le Monde

Le Monde,
daté du 27/02/2008

Télévision publique, de l'audace !
par Christine Albanel
ministre de la culture



En décidant de supprimer la publicité sur les chaînes de l'audiovisuel public, le président de la République leur a tout simplement offert la liberté. Liberté d'imaginer, de créer, d'inventer, de surprendre, de prendre des risques, de se tromper peut-être. Liberté surtout de persévérer quand un bon programme ne rencontre pas, à ses débuts, le succès qu'il mérite.


Oui, il y a une différence évidente entre les chaînes publiques et les chaînes privées. Oui, la suppression de la publicité permet d'approfondir encore cette différence. C'est une occasion historique, et il est tout à fait normal et sain qu'elle suscite autant de débats, autant d'interrogations. La question de la compensation financière, sur laquelle l'Etat s'est déjà engagé à maintes reprises, ne doit pas éclipser la réflexion de fond qui sous-tend cette révolution du paysage audiovisuel : que souhaitons-nous voir sur nos écrans ? Quels principes peuvent nous guider dans la rédaction du nouveau contrat de service public audiovisuel ?

Le premier, c'est peut-être de s'adresser à tous, en même temps. Nous avons une vision éclatée de notre société, qui serait un ensemble de groupes, de communautés, de tribus, chacun représentant, en termes publicitaires, un segment, une cible. La logique commerciale, c'est de cliver, de répondre aux attentes supposées de ces publics ciblés. Tout autre devrait être la démarche du nouvel audiovisuel public, en se fixant pour objectif, au moins pour la tranche horaire qui va de l'avant-première partie de soirée (access prime time) à la fin de la deuxième partie de soirée, de rassembler, de fédérer. De trouver le fil rouge qui peut courir à travers films, émissions de variétés, fictions novatrices, documentaires, débats... En réalité, cette société éclatée est plus subie que voulue. Plus forte qu'on ne le croit est l'envie de partager, au-delà des différences sociétales, générationnelles.

"Fédérer" ne veut pas dire proposer de l'eau tiède. Cela veut dire, et c'est le défi, intéresser, étonner, traiter autrement les grands sujets de société, inventer des fictions qui nous parlent de ce que nous sommes aujourd'hui, avec un ton, un humour, un rythme qui seront la nouvelle "French touch". Nous avons tous les talents nécessaires, parmi nos producteurs, nos créateurs, dont la nouvelle génération est particulièrement brillante.

Une grille de télévision publique est un ensemble qui doit faire toute sa part au risque. Parce qu'il ne s'agit pas de donner aux téléspectateurs ce qu'ils attendent, ce que l'on croit qu'ils attendent - plus sûr moyen de se tromper -, mais de proposer, de bousculer. D'où l'importance d'un financement garanti, de ressources pérennes, car c'est le prix de la création, de la novation. C'est ainsi que nous réinventerons les mythes télévisuels, et que nous donnerons au Georges Perec de demain la matière des futurs Je me souviens. Bien évidemment, France 2 Cinéma, France 3 Cinéma doivent continuer à jouer leur rôle et à porter des choix exigeants de production.

Autre principe de bon sens : l'adaptation aux rythmes de vie. Une télévision publique débarrassée de la dictature de l'Audimat, même si elle doit rester attentive à son audience globale, c'est une télévision qui n'est pas réservée aux noctambules. On part souvent du principe qu'une émission dite "culturelle" est plébiscitée par tous, mais regardée en réalité par un très petit nombre.

Comment s'en étonner quand celles-ci sont programmées en troisième partie de soirée, voire en début de nuit ? Pour tous ceux qui travaillent, mais aussi pour les retraités, les personnes âgées, même le créneau horaire qui suit les dernières informations de France 3 est tardif. En revanche, un film qui commence à 20h30, puis une grande émission sur le cinéma, par exemple, ou un débat, un documentaire à 22 heures, 22h15, c'est la possibilité de profiter pleinement, dans toutes ses facettes, d'un programme de qualité. Nous avons tellement intériorisé la relégation quasi nocturne des émissions exigeantes qu'on n'imagine même plus pouvoir les regarder avec plaisir, parce que beaucoup plus tôt dans la soirée.

Enfin, et c'est bien sûr essentiel, cette télévision publique doit être indépendante, pluraliste, non partisane, intransigeante sur la liberté d'expression, et respectueuse de toutes les opinions. Il y a d'ailleurs peut-être des voies à explorer pour que ces opinions - je pense en particulier aux débats politiques - puissent être comprises, entendues, afin de permettre le jugement. Il n'est pas très sain qu'un politique, aujourd'hui, n'ait pour seuls choix que de "faire du spectacle", dans une émission de variétés ou un talk-show, ou de participer à un forum cacophonique qui nivelle toutes les paroles.

Donner un espace à une vraie confrontation d'idées, c'est un enjeu démocratique qui n'est pas nécessairement synonyme d'ennui. Bien entendu, cette télévision à développer, à construire, doit sécréter son propre antidote. Il y a tout un travail à mener, dans des émissions spécifiques, pour aiguiser les regards, forger l'esprit critique, notamment auprès des jeunes générations. L'audiovisuel public doit donner des clés pour se penser lui-même. C'est aussi un enjeu de citoyenneté et de démocratie culturelle.

Telle est la télévision de service public que je souhaite, que j'imagine : fédératrice, ouverte, innovante et audacieuse, diverse et libre, portant des valeurs d'écoute et de respect. C'est-à-dire les valeurs de notre pays, celles qui rendent la France exemplaire, désirable. Ne nous y trompons pas : la réforme de l'audiovisuel public est une réforme culturelle au sens le plus fort du terme. Ensemble, nous devons nous donner tous les moyens de la réussir.