22 février 2008, Site de Libération


En écho à la censure du texte de Mathieu Amalric sur scène, voici l'un des textes que n'ont pas publié les quotidiens le jour de la cérémonie. Seul "Libération" l'a publié sur son site Internet, avec renvoi réellement lisible dans les pages du journal.
Message convergent : on ne critique ni les multiplexes, ni les grands circuits.

Stéphane Goudet,
le 25 février 2008





A l'heure des César…
par Stéphane Goudet,
maître de conférences en cinéma à l’université Paris 1
et directeur du cinéma Georges Méliès de Montreuil (93)



En 2007, les grands circuits d’exploitation (UGC en tête) ont attaqué en justice trois projets emblématiques de renaissance ou d’extension de salles art et essai. La première est une salle entièrement privée, située à Lyon, la ville des frères Lumière : le Comoedia avait été fermé en 2003 par UGC. La deuxième est une salle en société d’économie mixte, donc relevant du droit privé, implantée dans la cité dont le nom même célèbre l’image populaire : Epinal. La troisième est une salle publique, dans la ville d’Emile Reynaud et Georges Méliès hier, de Dominik Moll, Dominique Cabrera et Robert Guédiguian aujourd’hui : Montreuil, en Seine-Saint-Denis, désertée il y a 22 ans par UGC. Trois rapports à l’histoire du cinéma et au territoire : une des plus grandes capitales régionales françaises, une petite ville de province, une métropole de banlieue parisienne, et un reproche commun émanant des circuits: les aides municipales et nationales promises ou obtenues par ces équipements publics et privés fausseraient la concurrence. Oubliés les combats (victorieux) pour la défense de l’exception culturelle auprès de l’OMC et de l’Unesco : pour le directeur d’UGC, Alain Süssfeld, " le cinéma est un commerce comme un autre " et toutes les salles font le même travail. Pourquoi en aide-t-on certaines pour leurs efforts de formation du jeune public, s'interroge en écho le PDG d’UGC, Guy Verrecchia dans les colonnes du Film français, alors que "tous les cinémas projettent des films pour les enfants " ?

A Lyon, le deuxième réseau français d’exploitation s’efforce de réécrire l’histoire en ajoutant au recours déposé par le syndicat des circuits, Uniciné, un procès contre l’exploitant indépendant qui a rouvert le Comoedia pour lui interdire de conserver ce nom… que porte la salle depuis 1924 ! A Epinal, le groupe d’exploitation s’en prend à l’aménagement culturel du territoire, ses salles les plus proches se trouvant… à 50 kilomètres. A Montreuil, UGC accuse le Méliès d’ " abus de position dominante", sans doute pour dissimuler derrière un écran de fumée l’alliance nouvelle scellée avec MK2 sur la carte illimitée, qui permet aux deux circuits de détenir à eux seuls 44% des écrans dans la capitale… et de réunir 55% des spectateurs parisiens. MK2 engage donc à son tour un recours contre le projet d’extension du cinéma montreuillois.

Plus de six mois après l’ouverture de ces conflits, deux explications principales s’imposent, qui n’ont guère été évoquées dans les multiples articles consacrés à "l’affaire du Méliès". Car nombre de journalistes (jusque dans les colonnes du Monde vendredi 8 février 2008) ont décrit ces trois salles comme des structures municipales, quand une seule des trois l’est véritablement. On ne saurait donc réduire ces recours à une simple opposition classique entre établissements publics et privés dans le champ de la culture. Rappelons qu’aucune salle privée n’a fermé ces dernières années pour cause d’implantation ou d’extension d’une salle municipale, précisément parce que celles-ci sont installées là où les circuits ne veulent pas ou plus aller. De plus, les salles publiques ne représentent qu’1,9% des recettes nationales des cinémas. Les vrais enjeux de ces conflits sont donc ailleurs : ces recours permettent d’abord clairement à certains circuits de lutter contre les salles Art et essai publiques et privées, qui ont l’audace de désigner par contraste leurs propres faiblesses : le prix bien trop élevé des places (10 euros), qui nuit à la démocratisation culturelle et contribue de fait au vieillissement du spectateur moyen, l’absence de travail de formation du jeune public, la quasi inexistence des animations, le refus d’une réelle diversité dans la programmation des salles de périphérie… L’UGC Ciné-Cité de Rosny-sous-Bois, soi-disant concurrent du Méliès, a diffusé 93% de films français et américain en 2007, et a programmé en sortie nationale 73 des 75 plus gros succès de l’année écoulée, contre 17 au Méliès, dont 9 films art et essai. Chez les uns, on programme sur le seul critère de la réussite commerciale, chez les autres, on voit les films avant de les réserver et on ne les diffuse que lorsqu’on les a aimés : en banlieue, parfois, le réel frôle le manichéisme. A Rosny, aucun débat en 2007, dans les 3 salles de Montreuil la même année, 68 rencontres avec un réalisateur, 75 avec une association ou un universitaire. Bilan : les séances du Méliès consacrées à des films projetés simultanément dans l’une des 15 salles de Rosny-sous-Bois ne représentent que 4% des séances annuelles du troisième multiplexe de France. La complémentarité ne pourrait guère être plus grande...

On pourrait mentionner ainsi d’autres faiblesses des circuits, comme la déplorable rupture de solidarité avec toute la filière cinématographique, représentée à la fois par le paiement, obligatoire pour les distributeurs, des bandes-annonces et des supports d’affichage dans les multiplexes (une dépense de 54 millions d’euros en 2006 !), mais aussi par la menace, émise en février 2006 par UGC puis MK2, de baisser de 15% la rétribution des producteurs, distributeurs, réalisateurs et scénaristes sur toutes les entrées réalisées grâce aux cartes illimitées. Pour autant, il ne faudrait pas passer à côté de l’enjeu le plus crucial de cette bataille : les circuits cherchent de toute évidence à faire pression sur le législateur et à fragiliser l’ensemble des aides publiques à l’exploitation, municipales comme nationales, à l’heure de la révolution numérique. Europalaces, UGC, MK2, CGR ou Kinépolis ont et auront les moyens d’équiper leurs cabines en serveurs et projecteurs numériques. Les salles municipales, plus lentement, les trouveront sans doute aussi. Ce sont donc les salles privées et associatives peu soutenues, qui prendront sans doute du retard. Seuls les pouvoirs publics seront alors en mesure, s’ils en ont le courage, d’éviter une fracture technologique, certes favorable aux finances des circuits, mais déplorable pour la diversité cinématographique. Dans un premier temps, les circuits pourront en effet mettre en valeur leur capacité exclusive à diffuser des films en relief, déjà pourvoyeurs de nouveaux spectateurs aux Etats-Unis. Dans un second temps, les distributeurs diminueront nécessairement, en raison de leur coût, le nombre de copies 35 mm à disposition des salles, renforçant par le numérique le pouvoir des plus puissants. Rappelons que depuis 2 ans, les multiplexes réalisent déjà plus de la moitié des entrées françaises.

Vendredi 22 février, plusieurs salles de cinéma indépendantes organiseront des débats dans toute la France en différant une de leurs projections à l’heure de la remise des César. Ils interrogeront notamment l’annonce récente d’une baisse de subventions des Directions régionales des affaires culturelles, baisse qui affectera à la fois les festivals et les associations œuvrant dans le champ de la formation du jeune public et de "l’éducation à l’image", secteurs précédemment promus priorités présidentielles. L’heure est donc venue de savoir qui décide de la politique cinématographique : les grands circuits d’exploitation ? Le Ministère de la culture ? Ou le Ministère de l’Industrie, auxquels certains ont récemment demandé que les salles de cinéma soient rattachées ?