Utopia vs Montreuil

Chers spectateurs d’Utopia,

Vous avez sans doute été surpris, comme nous, choqués parfois (cf la lettre d'un spectateur sur le site d'Utopia), de voir la direction de votre salle de cinéma préférée produire un texte assez virulent explicitant son ralliement à la cause d’UGC et MK2 contre le projet d’extension du cinéma Art et Essai Le Méliès de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, cousin lointain des salles Utopia. Cette prise de position inattendue est apparue à beaucoup comme une alliance contre nature, un reniement, voire une trahison. Ajoutent au trouble provoqué le fait que ce communiqué de presse d’Utopia et affiliés (alias ISF) a été remis au député-maire de Montreuil en main propre par Guy Verrechia, PDG d’UGC avant même qu’il n’ait été publié et sa reprise dans Trois couleurs, revue des salles MK2, en guise de « soutien explicite ». Utopia, qui se dit, non sans excès, seul pourfendeur de la carte illimitée et des multiplexes (et que personne n’a, par exemple, entendu depuis la création de la carte illimitée commune UGC-MK2…), est devenu depuis cette parution la caution des circuits nationaux. La chose est suffisamment nouvelle pour être interrogée.

Revenons donc aux faits et au texte lui-même : les salles du réseau ISF se disent « interpellées (?) par une réalisation qui transforme, de fait, un cinéma public de bonne tenue (merci pour la condescendance !) en compétiteur (Utopia perçoit-il l’amour et la défense du cinéma comme une compétition ?) dans la « cour des grands » (Qui a les clés de la cour ?) ». Formulation fascinante, qui témoigne à la fois d’un agacement teinté de jalousie (eh oui, ça existe aussi dans le champ de l’exploitation) et d’un désir en miroir d’être admis naturellement comme l’un de ces « grands » tant fustigés, donc en l’espèce de ne pas être exclus d’un débat qui ne les concernait pas (qu’il y ait 3 ou 6 salles à Montreuil, pour Bordeaux ou Toulouse, imaginez l’enjeu…). En revanche, toute liaison entre cette intervention surprise en faveur des circuits et l’intérêt possible d’Utopia pour la reprise du Louxor à Paris (à propos duquel UGC vient d’annoncer qu’il renonçait par avance à faire appel pour « concurrence déloyale » en dépit du soutien au projet de la mairie de Paris), ne serait bien sûr que pure coïncidence…

Mais ce n’est pas tout : cette « réalisation, précise le texte, ferait d’un élu ( ???) le véritable bénéficiaire d’une opération qui ne sert qu’à alimenter les tensions sur un marché qui n’en a guère besoin ». Ce n’est donc pas Utopia qui, en tirant sur un de ses alliés naturels dans le champ de l’art et essai, « alimente les tensions » et accentue les divisions du mouvement. C’est le maire de la ville de 100.000 habitants poursuivi devant le Tribunal administratif par les circuits, parce qu’il entend défendre le cinéma Art et Essai sur 6 écrans et non plus 3 ! C’est la victime de l’agression qui est coupable de crier « au secours »… Et la question de la défense du septième art, de la spécificité des salles Art et Essai ou des salles municipales et associatives, d’être purement et simplement évacuée.

ISF se dit également « inquiet, car les recours engagés contre le projet de Montreuil (par UGC et MK2) risquent de menacer le principe même des aides sélectives du CNC ». Bien vu ! Or qui menace ces aides en ce moment, sinon Marin Karmitz, PDG de MK2, qui répondait à l’AFP : « Il y a plus grave que la concurrence déloyale des salles municipales » : les aides qu’octroie l’Etat aux salles pour faire de « pseudo actions culturelles » ! La position d’Utopia est donc des plus claires : la ville de Montreuil est coupable d’avoir eu de l’ambition pour le Cinéma, coupable d’avoir troublé l’ordre public en ne laissant pas aux seuls circuits la possibilité de se développer et coupable d’avoir fait du bruit pour se défendre après avoir appris qu’elle était poursuivie en justice (pétition à l’appui signée par 158 cinéastes internationaux dont 8 Palme d’or - Lynch, Kiarostami, Dardenne, Rosi, Schatzberg, Angelopoulous, Wenders, mais aussi Ozon, Ferran, Tavernier, Klapisch, Varda, Vincent, Desplechin, Abel Ferrara ou Wong Kar Waï…). Et UGC et MK2 ont raison de dénoncer les aides publiques, sauf celles que touche ou devrait toucher Utopia, puisque dans le même temps le réseau proteste, non sans raison, contre le refus de la communauté urbaine de Bordeaux de l’exonérer de taxes de parking exorbitantes, qui, comme en 2003, menaceraient leur existence. Les aides publiques, oui, mais à condition de ne pas trop en parler (c’est infamant sans doute) et si possible des aides pour soi, et pas pour les autres : comme pour MK2, qui attaque sans cesse les « salles subventionnées » où les films qu’il produit et distribue réalisent leurs meilleures entrées, on frôle la schizophrénie.



Au centre du débat se trouve donc la question de la légitimité de l’intervention des pouvoirs publics dans le champ de l’exploitation : légitimité nulle en milieu urbain pour MK2 et UGC. « Le cinéma est un commerce comme un autre », résume le directeur d’UGC, au mépris des conventions signées par la France à l’Unesco sur l’exception culturelle. Mais le libéralisme peu surprenant d’UGC sur la question du service public de la culture est rejoint par un regrettable poujadisme de gauche d’Utopia, qui associe le statut de salle municipale à une fantasmatique « allégeance aux élus locaux » ( ???), indique, non sans préjugé idéologique, qu’ « il ne peut y avoir de liberté de programmation sans indépendance financière » et reproche aux salles publiques de « ne pas avoir de soucis de gestion » (re ???) ! Toute salle publique (serait-ce valable pour les théâtres aussi, ou pour les bibliothèques ?) serait donc entachée d’un vice originel : elle ne saurait avoir de mérite, puisque personne n’y risque ses propres fonds… « S’il est si bon qu’on le dit le directeur du Méliès, qu’on privatise la salle qu’il dirige et après, on reconnaîtra son travail », défie virilement Utopia dans son blog, à l’unisson du site liberaux.org. Voici donc explicité le critère premier du mérite : l’argent et la capacité à gérer. On comprend mieux qu’Utopia se rapproche ces derniers temps d’UGC, dont il se veut sans doute le complément parfait, pour ne pas dire unique.

Or Le Méliès, Le Comoedia de Lyon, lui aussi attaqué par UGC, l’Association Française des Cinémas Art et Essai et le Groupement National des Cinémas de Recherche se refusent à tomber dans ce piège grotesque qui consisterait à opposer les salles publiques et les salles privées au sein du mouvement Art et Essai (a fortiori à les penser bêtement en bons ou méchants, comme le prétend Utopia). N’est-il pas en effet préférable de considérer prioritairement la qualité du travail fourni par les uns et les autres (et celui d’Utopia est vraiment remarquable), quel que soit le statut juridique des établissements ? L’origine de l’argent ne saurait être le premier critère d’évaluation des salles, même s’il est parfaitement légitime d’être plus exigeant avec les salles qui, comme Le Méliès (doté, précisons-le au passage, des trois labels d’excellence du CNC) touchent des fonds publics.

Voilà donc comment, pour défendre sa boutique et ses intérêts personnels, Utopia en est venu à remettre en cause le principe même d’un service public de la culture, et le statut même de salle municipale, tout en craignant, non sans fondement, que ne soient attaquées, dans la foulée, les aides publiques d’autres natures, et notamment celles de l’Etat… Quant au fait qu’Utopia, chantre de la culture de gauche, surfe sur l’air du temps défavorable au secteur public, sans doute faut-il y voir un symptôme des troubles de ce temps.

Dans le même texte, Utopia se plaint également (tant qu’à faire…) du trop grand nombre de festivals de cinéma subventionnés : peut-être ont-ils alors accueilli comme une victoire personnelle l’annonce récente de la baisse très conséquente du budget des DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles), qui risque de coûter leur existence à des dizaines d’associations et de festivals de cinéma en France… On regrette là encore une survalorisation des histoires personnelles et intérêts particuliers (la « rivalité » du festival Féminin de Bordeaux aidé par la mairie ou du cinéma Jean Eustache de Pessac). On savait que parfois la politique de programmation d’Utopia était davantage fondée sur des enjeux politiques qu’esthétiques. On ne se doutait pas que leur vision stratégique et leur souci de promouvoir leur (excellente) « marque » pouvaient se révéler aussi contre-productifs et finalement contraires aux intérêts du cinéma lui-même, que nous pensions sincèrement défendre ensemble.

Stéphane Goudet, directeur du Méliès,
pour la ville de Montreuil.