11 décembre 2007, lettre ouverte des producteurs

Les producteurs Michel David (Zeugma Films),
Marie Masmonteil (Elzévir Films)
et Bénédicte Lesage (Mascaret Films)
signent une tribune libre
adressée au président de la République,
à quelques jours de la remise des conclusions
de la mission Kessler-Richard.



Lettre au président Nicolas Sarkozy



Monsieur le président, l’heure est grave : en confiant à votre ministre Christine Albanel la mission de "supprimer les incohérences (qui apparaîtraient) dans la législation actuelle et de permettre l'émergence de groupes audiovisuels de premier plan", il nous apparaît que vous comptez remettre en cause tout ce qui a fait, depuis 50 ans, la force de l’industrie cinématographique et audiovisuelle française.

Il est de notre devoir de vous rappeler, d’emblée, que c’est une industrie largement créatrice d’emplois à forte valeur ajoutée et une industrie importante dans le monde, à forte image, donc à fortes retombées économiques (et pas seulement dans le secteur touristique).

L’heure est grave, parce que nous savons bien que nous sommes pris dans une contradiction : nous, producteurs de cinéma et de télévision, sommes des entrepreneurs, favorables à la concurrence, à l’initiative, à la liberté. Nous sommes depuis longtemps pratiquants, malgré toutes nos difficultés quotidiennes, d’une politique de l’offre.

Et vous allez, par nos protestations et par l’expression de l’angoisse devant notre mort programmée, nous traiter de malthusiens, de corporatistes, de conservateurs et, pourquoi pas, d’assistés ! Le principe central de vos intentions est qu’il serait nécessaire de libérer les forces du commerce et de l’industrie contre les avantages constitués au fil des décennies.

Et nous, les producteurs, dans tout ça ? Comment souhaitez-vous nous appliquer ces principes ? Au moins, nous en avons déjà un signe : il a suffi d’une parole gouvernementale au MIP-TV souhaitant une libéralisation des contraintes que notre profession a réussi à imposer (vous voyez bien que nous sommes corporatistes) pour que, en Bourse, les actions de TF1, M6 et Canal+ (qui sont déjà parmi les entreprises les plus rentables du paysage européen) montent en flèche. L’avenir radieux est en marche. Mais pas pour tout le monde !

Nous sommes – il faut le redire avec force – favorables à cette politique de l’offre ; la concurrence, nous l’affrontons tous les jours. Mais pourquoi combattons-nous ?

Nous sommes producteurs d’œuvres de l’esprit (et nous ne nous excuserons pas de ces grands mots), de programmes patrimoniaux destinés à une large diffusion. Faut-il rappeler que l’Oscar 2006 du meilleur film documentaire a été attribué à un film français indépendant, La marche de l’empereur ? Que les résultats à l’exportation de ce genre, qui enregistre aujourd’hui une progression de ses ventes sur le continent Amérique du Nord, est de 40,6% ?

Faut-il rappeler que l’animation française occupe le 4e rang mondial et que la fiction indépendante, dont on nous dit qu’elle est en crise, a représenté 80% des projets sélectionnés au dernier festival de la fiction française de La Rochelle ? Ces œuvres, ou si vous préférez, ces produits "vivent" dans l’espace et dans le temps (une œuvre imprègne son temps et, dans le meilleur des cas, les générations futures).

Comme tout "objet culturel", nos productions ont donc des spécificités d’écriture, de production et de diffusion qui ne peuvent en aucun cas les réduire aux modèles économiques classiques des autres secteurs. Nulle part dans le monde, notre secteur économique ne fonctionne à l’image d’autres, où les sous-traitants seraient entraînés par des grands groupes industriels.

Nous entendons bien ici l’ironie de nos brillants économistes qui vont nous dire que parler de spécificité est le signe même du corporatisme, qu’il y a des lois plus générales auxquelles nous ne pourrions pas déroger. Pourtant, sans même parler des conventions internationales sur la diversité culturelle (le rapport de force du génie français serait-il suffisant pour avoir fait accepter ces règles dérogatoires ?) ou sans même oser avancer le concept d’exception culturelle, il suffit de regarder le principal pays producteur au monde, les Etats-Unis.

De tous temps, Hollywood a su protéger son industrie de programmes et ses producteurs, en valorisant ses productions au mieux, en créant les conditions d’une force d’exportation avec des outils politiques, économiques, financiers et douaniers adéquats.

Nous pouvons même fièrement affirmer que les producteurs sont le point cardinal de la création. Oui, c’est grâce aux producteurs que les œuvres se font ! Nous avons besoin des diffuseurs dans un rôle de diffuseur, c’est-à-dire non seulement d’apport financier, mais de rôle intelligent de savoir accueillir la diversité, l’audace, qu’un diffuseur n’est pas à même d’avoir parce qu’il est un vaisseau soit trop lourd, soit trop frileux, soit trop gourmand !

C’est une très grave illusion, Monsieur le président, de croire que, autour de grands groupes industriels puissants – TF1 et Canal+ aujourd’hui, un opérateur de réseaux demain - pourrait se bâtir, grâce à la libéralisation du marché, une flottille de producteurs sous-traitants.

Si on analyse de près les modèles allemand et anglais (dont il faut rappeler au passage – et ce n’est pas négligeable !!! - qu’ils bénéficient d’une redevance sans commune mesure avec la redevance malthusienne française), on voit bien qu’une large liberté d’initiative est laissée aussi bien aux diffuseurs qui acceptent les projets qu’aux producteurs (avec parfois de très petites entreprises, seules capables de la réactivité nécessaire) qui proposent.

Il est frappant de constater que, malgré la diversité des modèles, le mode de relation contractualisé de facto entre diffuseur(s) et producteur(s), laissant l’initiative à ceux-ci, est à la base du métier (et, a contrario, là où cela n’est pas, l’industrie s’est littéralement effondrée : Italie, Espagne, Portugal).

Au passage, quand on nous accuse de malthusianisme, qu’a fait TF1 depuis 20 ans, sinon fermer toutes les portes possibles à un développement économique du secteur ? Et ce serait nous qui ferions preuve de blocage ?

Enrichissez–vous, semblez-vous nous dire ! Eh oui, mais pas tout le monde, et nous allons être nombreux à rester sur le carreau. Bien sûr, on peut dire (et beaucoup le pensent très fort) : tant pis pour ces vieux schnocks qui n’ont pas su ou voulu s’adapter. Mais nous nous adaptons, Monsieur Sarkozy.

Et n’oubliez pas que la prise de risque est du côté des producteurs. Savez-vous combien il faut développer de projets sur nos fonds propres afin de conquérir des marchés ? La recherche et développement est en France à la charge des producteurs et rarement des diffuseurs.

Et la culture dans tout ça ? Si des offensives aussi larges sont possibles, c’est bien que la culture n’est plus un enjeu (c’est une vieillerie dépassée qui n’aurait pas besoin, contrairement à l’environnement ou au social, d’un Grenelle). Contrairement aux producteurs agriculteurs, qui peuvent manier des concepts comme la faim et la santé, nous ne manions que de l’esprit (inutile, irrationnel, tout ça !).

Et voilà bien ce qu’il y a derrière votre projet : du pain (inégalitairement) et des jeux (égalitairement). Le modèle qui se profile est bien un modèle berlusconien de destruction de l’intelligence, d’asservissement de la pensée, d’émissions populaires où tout un chacun se raconte les tripes à l’air, avec, pour un temps, un zeste homéopathique d’œuvres de l’esprit.
L’avenir que vous nous dessinez est-il à des grands opérateurs industriels avec, autour d’eux, des entreprises d’animateurs-producteurs-journalistes-experts, avec des marges bénéficiaires dont pas un producteur d’œuvres patrimoniales n’ose même rêver ?

Est-ce vraiment cela que vous nous préparez ?

Est-ce vraiment une société où les "capitaines d’industrie", souvent nourris au lait des contrats publics, peuvent tout se permettre, peuvent imposer impunément leur rapport de forces, que ce soit dans notre métier, où la négociation sur les rapports producteurs diffuseurs s’entame sur l’injonction des grands groupes de renoncer à des dispositifs de protection des œuvres, ou dans la presse, où l’information économique sera muselée par goût du luxe et refus de toute velléité d’indépendance ?

Est-ce vraiment la loi du plus fort, où toute indépendance est de fait menacée ?

"Ensemble, tout est possible", disiez-vous au printemps. Or, votre projet va opposer plus encore les diffuseurs et les producteurs, mais aussi l’argent et la culture. L’heure est grave, Monsieur le président ; "ensemble", créons, avec notre génie français, un autre rapport de forces que celui qui se dessine, pour la liberté de la création et le succès de l’industrie cinématographique et audiovisuelle.



Marie Masmonteil (Elzevir Films) est présidente du collège long métrage et
Michel David (Zeugma Films) est président du collège télévision
du SPI – Syndicat des producteurs indépendants.