cherchent un nouveau public
À l'occasion de la Nuit des César, vendredi 22 février, les cinémas indépendants expriment leur inquiétude après les offensives récentes menées par les grands groupes.
Le film pourrait s’intituler Opération écran noir. Générique vendredi 22 février à 21 heures, au moment où Antoine de Caunes et Jean Rochefort donneront le coup d’envoi de la cérémonie des Césars, retransmise sur Canal +. À cette heure, les cinémas indépendants, partout sur le territoire, sont invités à suspendre symboliquement leur séance durant la remise des récompenses. Si l’on ignore l’ampleur de la mobilisation – à l’appel du Collectif national de l’action culturelle cinématographique et audiovisuelle –, ce mouvement inédit manifeste la volonté de résistance de ceux que l’on appelle les « petits cinémas » par opposition aux grands groupes et leur armada de multiplexes, comme Europalace (réunissant Pathé et Gaumont), UGC ou même MK2 à Paris.
Depuis quelques mois, les mastodontes du septième art ont lancé une offensive contre certaines salles municipales : ces structures, en général non affiliées à un réseau, bénéficient de subventions des collectivités locales en appui du rôle social et culturel qu’elles jouent dans l’animation de zones non rentables pour le privé. À Montreuil (Seine-Saint-Denis), c’est l’expansion du Méliès, dont le nombre de salles doit passer de trois à six, qui a provoqué l’action en justice d’UGC, imité par MK2, les deux groupes étant désormais associés dans la carte d’abonnement illimité qu’ils proposent aux cinéphiles.
D’autres villes de France ont été le théâtre de cette guérilla judiciaire. « Nous agissons seulement lorsque l’extension de salles remet en cause l’équilibre de la concurrence dans des zones où notre présence ne fait pas défaut », justifie Alain Sussfeld, directeur général du groupe UGC. Il réclame une « règle du jeu claire, pour l’ensemble du secteur afin de connaître quelles subventions se justifient vraiment ». Dans ce contexte, le rapport de la commission Leclerc-Perraud sur les conditions de la concurrence, prévu pour la fin du mois, est très attendu. Les grands opérateurs de cinéma remettent en cause la part des subventions accordées par les collectivités locales, mais ils ne contestent pas le principe du fonds de soutien, financé par le Centre national de la cinématographie (CNC). Et pour cause, ils en bénéficient, eux aussi, au titre de la rénovation des salles.
"Il faut remettre à plat le système des subventions"
Dès lors, le débat se complique, puisqu’il ne peut se résumer à une bataille entre « grandes » salles privées, fonctionnant uniquement sur leurs propres ressources, et « petites » salles subventionnées. L’exemple du réseau Utopia, considéré comme une référence en matière culturelle, montre à quel point les salles obscures échappent à une classification trop rapide. Dans le Sud-Ouest, le réseau, connu pour sa programmation exigeante, conteste l’aide publique apportée aux cinémas Jean-Vigo de Bordeaux et Jean-Eustache de Pessac (Gironde). « Nous faisons l’effort de refuser les subventions locales et nous sommes assommés de taxes : on nous réclame 266 000 € pour le parking sous nos salles de Bordeaux.
Il faut remettre à plat le système des subventions et les attribuer en fonction d’un cahier des charges précis », plaide Anne-Marie Faucon, fondatrice du réseau Utopia. Elle reproche à ses concurrents « municipaux » de proposer une programmation qui « fait le grand écart entre Astérix et l’art et essai » et de recueillir, par conséquent, des aides injustifiées. Contre toute attente, le réseau Utopia fait figure d’allié objectif des grands groupes, qui ne seraient pas mécontents que les films à fort potentiel commercial n’aient plus droit de cité dans les cinémas dits indépendants.
Autre enjeu majeur : les films d’art et essai dits « porteurs » (Woody Allen, les frères Coen, Pedro Almodovar, etc.), qui trouvent les faveurs d’un public plus âgé, dont la part croît sensiblement. Directrice du Grand Action à Paris, dans le très cinéphile Quartier latin, Isabelle Gibbal-Hardy le confirme : « La montée en puissance des salles municipales effraie les grands groupes qui s’intéressent du coup à l’art et essai “porteur”. Mon problème, c’est d’acquérir les copies de ces films.
En général, pour le Quartier latin, il y en a quatre. Deux sont automatiquement attribuées à l’UGC et au MK2 situés au carrefour de l’Odéon. Après on peut discuter. J’exige le film le jour de la sortie nationale, car il n’est pas question de me contenter des miettes. Mais, pour convaincre les distributeurs, je suis obligée de prendre des engagements commerciaux, de maintenir les films à l’affiche un certain temps. Et lorsqu’on me refuse un film, je brandis la menace du médiateur du cinéma (1)… »
"Les comportements culturels ont radicalement changé"
Un chiffre à mettre en relation, selon François Aymé, avec une autre donnée qui expliquerait le durcissement des positions : les salles, de tout type, affichent un taux moyen de remplissage de 15 %. « Or, les films continuent à sortir sur les écrans au rythme d’une quinzaine par semaine et les distributeurs privilégient les exploitants qui proposent un maximum de séances. »
Une vision purement commerciale qui néglige le travail d’animation et d’éducation des « petites » salles pour défendre une certaine vision de la cinéphilie. « Si la loi de la concurrence s’appliquait telle quelle, c’est 25 à 30 % des salles de cinéma françaises qui risqueraient de fermer, surtout en banlieue », redoute Rafael Maestro, directeur de l’association Ciné-Passion en Périgord. Avec une conséquence très concrète pour le public, « la nécessité de prendre sa voiture pour voir un film d’auteur en version originale ».
(1) Le rôle principal de Roch Olivier Maistre, conseiller à la Cour des comptes, est d’arbitrer les conflits entre exploitants et distributeurs, en ce qui concerne l’attribution des films aux salles.
les indépendants s'inquiètent
Les cinémas d'art et d'essai craignent de faire les frais de la lutte entre Pathé et UGC dans l'agglomération.
Le Pathé Vaise est né sous d’heureux auspices. Jules César, alias Alain Delon, est venu en personne présider le 22 janvier l’inauguration du multiplexe conquis au pied de la colline de la Duchère. Avec Astérix aux Jeux olympiques, une production maison, le nouveau cinéma ne pouvait rêver plus belle affiche pour dévoiler ses 14 salles, dont huit dotées de projecteurs numériques. « De quoi faire passer le Pathé Bellecour pour une grande salle de quartier », s’amuse Joël Luraine, directeur du nouveau vaisseau amiral de Pathé à Lyon.
Après le rachat en 2006 d’un cinéma indépendant dans le centre-ville, rebaptisé Pathé Cordeliers, la maison au coq comble son retard, avec 31 écrans contre 33 pour UGC. L’offensive ne fait que débuter. En arbitre de la lutte acharnée entre les deux exploitants, la communauté urbaine de Lyon a accepté que chacun se renforce, en les intégrant aux deux gros chantiers urbanistiques en cours dans le Grand Lyon. Un autre Pathé sera livré début 2009 à Vaulx-en-Velin, et un UGC prendra ses quartiers à la pointe de la presqu’île d’ici à 2010. Avec six multiplexes, l’agglomération passera en quelques années de 59 à 43 habitants par fauteuil de cinéma.
« C’est un de trop, alors qu’une étude recommandait de se doter de deux, voire trois multiplexes de taille raisonnable », répète à qui veut l’entendre Colette Périnet, présidente du Grac, association réunissant une cinquantaine de cinémas municipaux ou associatifs subsistant dans la périphérie de la ville des frères Lumière. « Le cinéma est un marché de l’offre, se défend Joël Luraine. Les Lyonnais vont en moyenne 4,5 fois au cinéma par an. Nous pouvons aisément porter ce chiffre à 6, pour peu que les lieux soient judicieusement choisis. »
"Les multiplexes ont redonné le goût du cinéma aux Français"
Un optimisme partagé par un acteur du cinéma d’art et d’essai lyonnais estimant que « les multiplexes ont redonné le goût du cinéma aux Français. Ils ont contribué à ce que le nombre d’entrées en France passe de 130 millions à 180 millions en une décennie. » Mais la fréquentation, depuis, marque le pas, et les grands exploitants ne se contentent plus de divertissement.
Lors de sa première semaine d’exploitation, le Pathé Vaise a mis à l’affiche quatre films en version originale. « En programmant des films d’auteurs porteurs qui nous permettent de défendre des réalisateurs plus difficiles, au moment où ces derniers ont du mal à trouver leur public, UGC et Pathé nous déséquilibrent économiquement », s’inquiète Marc Bonny, directeur des six salles du Comœdia, le principal cinéma d’art et d’essai lyonnais.
Déjà en butte à l’hostilité d’UGC qui conteste l’aide versée pour la rénovation de ce cinéma presque centenaire, Marc Bonny estime que « c’est aux pouvoirs publics de veiller à la diversité. Il existe un contrepoids au niveau national, le médiateur du cinéma, mais les distributeurs sont dans une position extrêmement défavorable vis-à-vis des grands groupes. »
« Tout le monde réclame des copies en version originale, il faudra bien les refuser à quelqu’un », résume brutalement Marc Artigau, directeur programmateur du réseau Cinéma national populaire (CNP). Désabusé, il ne croit pas en l’efficacité des protocoles signés par le Grand Lyon avec Pathé pour garantir une cohabitation harmonieuse avec les salles indépendantes. Certains font déjà les frais de cette guerre commerciale, comme Colette Périnet, par ailleurs directrice du cinéma Les Alizés, à Bron : « Malgré mes demandes répétées, je n’ai pas obtenu Un secret, de Claude Miller, un cinéaste que nous suivons depuis toujours, ni le dernier Sean Penn en VO. Notre public est fidèle, mais pas héroïque… »Quelques chiffres...
5.364 salles de cinéma en France
Une fréquentation en hausse, et un taux de pénétration du cinéma stable
En 1990, on comptait 121,9 millions d’entrées (17,7 millions de spectateurs).
Pour 70 % des personnes interrogées, le grand écran demeure le premier moyen de découvrir un film, devant Internet (15,1 %) et la télévision (10,7 %).
Des salles de cinéma nombreuses et variées
La France compte 5 364 salles de cinéma (contre 4 662 en 1997), réparties dans 2 135 établissements, tenus par 900 exploitants. 1 696 communes sont équipées d’au moins une salle en activité. Parmi elles, Paris dispose d’un patrimoine exceptionnel, avec 379 écrans en activité en 2006.
Chaque salle française compte en moyenne 201 fauteuils, soit un fauteuil pour 54 habitants.
La moitié des cinémas sont classés art et essai. Ces derniers ont réalisé l’an passé 55 millions d’entrées. On compte un fauteuil art et essai pour 146 habitants.
Partage des recettes entre les établissements Les 150 multiplexes enregistrent plus de 50 % des entrées et 55 % des recettes.
Les 1 340 cinémas de proximité indépendants ou municipaux (1 à 4 écrans) réalisent 27 % des recettes.
Tous types d’établissements confondus, le taux de remplissage des salles n’est que de 15 %. Les principaux exploitants sont les suivants : Europalaces (Pathé et Gaumont) est en tête avec 605 écrans. Suivent UGC avec 371 écrans, CGR avec 365 écrans, et Davoine Ciné-Alpes avec 159 écrans. Uniquement implanté en région parisienne, MK2 compte 64 écrans.
Benoît Danard :
« Le vieillissement du public est indéniable »
Benoît Danard, Responsable du service des études, des statistiques et de la prospective au Centre national de la cinématographie (CNC)
« Le vieillissement du public des cinémas est indéniable. La part des 50 ans et plus dans les salles a été multipliée par quatre depuis vingt-cinq ans : 31,7 % des entrées en 2006, contre 7,3 % en 1980. Face à cela, la part des 15-24 ans est passée de 55,9 % des entrées en 1980 à 27,1 % en 2006. Ce vieillissement du public tient essentiellement au vieillissement de la population. La désaffection des jeunes, argument souvent avancé par les exploitants, serait principalement liée à des évolutions démographiques. La jeune génération continue d’aller très régulièrement au cinéma. Certes, elle a un rythme de vie soutenu et est davantage sollicitée : télévision, DVD, ordinateur, Internet… Dans ce contexte, nous devons être vigilants. La piraterie devient une menace. C’est pourquoi le CNC va étudier de près le comportement du jeune public (11-25 ans) afin de savoir si nous sommes face à un changement structurel. Les seniors, eux, ont le temps et les moyens financiers d’aller au cinéma. Non seulement ils sont nombreux, mais ils y vont souvent. Ils ont commencé à y aller jeunes – le cinéma était alors le média dominant – et continuent. C’est un effet générationnel.
La salle de cinéma a toujours un bel avenir devant elle et conserve un rôle social important. On y va souvent en groupe, avec des amis… Même si on peut dire que le public des multiplexes est légèrement plus jeune que celui des petites salles, les deux types de publics ne sont pas répartis dans deux types de cinéma différents. Ils choisissent une salle en fonction de sa proximité, et surtout du film qu’ils veulent voir. »