Il y aura moins de salles mais elles seront meilleures...

Fin des années 50 : la chute des entrées contraint les cinémas à se restructurer. Les exploitants abandonnent alors les zones rurales et les périphéries pour se concentrer en centre-ville et créent les complexes. Ce vaste réaménagement bénéficie de l’aide du Centre National de la Cinématographie, et de son outil efficace, le Fonds de soutien (une enveloppe alimentée par une taxe prélevée sur chaque entrée). Le cinéma français a été sauvé mais au prix d’une désertification complète de larges zones : au début des années 80, plus d’1/3 des spectateurs aquitains fréquentaient les 3 cinémas regroupés autour de la place Gambetta à Bordeaux ! En 1983, la réforme du cinéma a cherché à corriger ces effets néfastes en mettant en place l’Agence pour le Développement Régional du Cinéma. Les collectivités locales se sont largement investies dans cet aménagement culturel du territoire. La profession a émis quelques réserves mais a vite compris qu’elle n’avait rien à redouter de ces salles crées par les municipalités dont un grand nombre leur a été confié : en Gironde, la majorité d’entre elles sont gérées par des privés.

Après plus de deux décennies, certains exploitants privés partent en guerre contre les salles dites municipales. Mais que s’est-il passé ? Afin de contrôler le marché, les grands groupes viennent de se livrer une bataille dans les villes clefs : 150 multiplexes ouverts en une douzaine d’années. Puis, UGC suivi de Gaumont et de MK2 lance ses fameuses cartes illimitées. Aujourd’hui, ces équipements dominent le marché: 7% des cinémas, 52% des entrées. Lourdement endettées, les marges bénéficiaires de la branche en période d'amortissement sont négatives depuis 1999 d'autant que le prix moyen réel des places a été tiré vers le bas par la concurrence exacerbée. Si on ajoute la rétraction des entrées comme en 2007 (- 4% par rapport à 2006), les comptes d'exploitation fragilisés menacent les plus faibles. Face aux changements radicaux de comportements de loisirs (pratique intensive et coûteuse du téléphone portable et d’internet chez les jeunes), la profession continue à sortir les films chaque semaine par rafale de 15 avec 35 séances hebdomadaires et à négliger la formation de ses responsables : l’exploitation est l’un des rares secteurs culturels à ne pas avoir instauré de formation spécifique de directeur de salles...

Comme, il est toujours plus confortable de faire porter la responsabilité de ses propres choix aux autres, certains entrepreneurs privés accusent les salles municipales de leur faire une concurrence déloyale. Il convient cependant de rappeler que le secteur public n'est intervenu que lorsque le privé avait renoncé. C'est précisément le cas à Montreuil. UGC a fermé son cinéma, jugé non rentable, pour ouvrir à Rosny-sous-Bois un multiplexe de 15 salles. La municipalité de Montreuil qui n'a pas accepté de laisser ses 100 000 habitants sans cinéma, a repris l'équipement, l'a rénové, a changé la programmation, fait un travail scolaire... et le public est revenu. Trop à l'étroit même dans ses murs, Le Méliès a monté un projet d'extension validé par la Commission départementale d'équipement cinématographique. UGC a attaqué la décision devant le tribunal administratif et ouvert les hostilités. Depuis, le congrès des exploitants lui a offert une tribune et UGC a été rejoint par MK2, par le réseau Utopia et par tous les autres contempteurs du secteur public pour dénoncer les subventions allouées aux salles dites municipales...

Aujourd'hui, la France jouit d'une situation unique avec des cinémas qui couvrent l'ensemble du territoire. Remettre en cause cet équilibre pour mettre un terme aux rares situations de concurrence entre privés et salles municipales, c’est menacer directement la survie de toutes les autres "petites salles". Or lorsque ces salles bénéficient de subventions, c’est parce que précisément elles assurent un service public : accès aux films différents sur l’ensemble du territoire, éducation au cinéma par l’accueil des dispositifs mis en place par le CNC, politique vitale pour l’ensemble de la filière en assurant la reproduction du public assidu (qui va au moins une fois par semaine au cinéma), mais aussi aménagement urbain et rural, politiques des quartiers, etc. Certes, en cas de fermeture, certains peuvent espérer un report des spectateurs vers eux : il n’est jamais que partiel. Or c’est la pérennité du public qui constitue l’enjeu principal : l’éducation au cinéma, la formation du personnel et la défense qualitative des films en sont les meilleurs garants.

A la descente du train et interrogée par ses camarades sur les procès de Moscou, Ninotchka leur déclare triomphante : Il y aura moins de Russes, mais ils seront meilleurs... J’ai bien peur qu’aujourd’hui encore on applique cette vision mortifère aux salles de cinéma afin que certains puissent se réjouir à très court terme: il y aura moins de salles, mais elles seront plus ... profitables...

Jean-Marie Tixier
Président du cinéma Jean Eustache à Pessac
(Carte blanche dans Sud-Ouest du lundi 10 décembre 07, p.1-13)

photo d'après Action du Méliès contre UGC de PE-Weck